Universités publiques : Ces étudiants enlisés

Publié le 05 janvier
Source : l'Essor

Les jeunes deviennent, à leur corps défendant, des « étudiants de carrière » dans certaines Institutions d’enseignement supérieur.

En cause, l’insuffisance des infrastructures, des enseignants, les agitations liées aux mouvements de grèves et aux renouvellements du bureau de l’AEEM. De quoi mettre en péril l’enseignement supérieur dans notre pays.

L’avenir d’un pays repose sur l’éducation de ses jeunes. Aujourd’hui, il faut reconnaître que les conditions pour y parvenir ne sont pas réunies, ou du moins ne sont pas adaptées aux réalités de notre société. Nombre de nos institutions d’enseignement supérieur sont devenues des établissements où les études sont interminables. Devenus des «étudiants de carrière» à leur corps défendant, beaucoup de jeunes maliens sont à la recherche désespérément d’une formation universitaire de qualité.

La détérioration du niveau des études est réelle. Les mauvaises conditions d’apprentissage, les fraudes, les grèves interminables des enseignants et des étudiants… la liste des maux dont souffrent nos universités est longue. Cette situation dramatique se traduit par le prolongement anormal de la durée du cycle pour obtenir un diplôme.

Par exemple, pour une licence, au lieu de 3 ans, comme l’exigence le système Licence-master-doctorat (LMD), certains étudiants mettent 5 voire 6 ans. Normalement, la durée de cette formation équivaut à six semestres soit trois ans d’études après le baccalauréat. Mais dans la plupart des facultés, ce n’est pas le cas. Les étudiants ont le temps de vieillir avant de décrocher ce premier diplôme. Inutile de se demander en combien de temps, un étudiant pourrait atteindre le doctorat dans ces conditions.

La problématique impacte l’employabilité de ces jeunes à cause de l’âge avancé pour participer aux concours ou saisir d’autres opportunités d’emploi. à Badalabougou, ce mercredi 28 décembre, il y a une forte animation devant le campus de l’Institut universitaire de gestion (IUG) situé sur la colline.

Les éclats de voix des occupants du lieu sont à peine couverts par la musique en fond sonore. Assis seul sur un banc en béton, Seydou Keita, étudiant en licence 3 à la Faculté des sciences économiques et de gestion (FSEG). Le jeune homme est désespéré. Il confie avec amertume : «J’ai eu mon bac en juin 2017. Cela fait cinq ans que notre promotion attend d’obtenir la licence. Ce système LMD est fait pour les riches. Tout notre argent va dans les brochures, les forfaits internet et les photocopies des cours », se lamente-t-il.

Dans un parking réservé aux motos, Moussa Doucouré, étudiant en Licence 3 en commerce international à l’IUG, échange avec des amis. Il confie : «J’ai été admis au test d’entrée à l’IUG en 2018. De cette date à maintenant, l’IUG a connu des grèves (au moins trois) qui ont duré trois mois chacune», se souvient l’étudiant. Il affirme que les étudiants pauvres sont les plus touchés par cet enlisement. Ceux-ci n’ont pas les moyens financiers de s’inscrire dans des universités privées.

ROTATION- Une étudiante dans une salle de classe à la Faculté des droits privés (FDPRI) explique sous couvert d’anonymat que l’État ne s’intéresse plus aux universités publiques. Elle déplore : «Nous n’avons pas les moyens de payer les universités privées. Nous sommes obligés de rester patients pendant des années pour obtenir nos licences».

Le secrétaire général adjoint du bureau de la coordination nationale de l’Association des élèves et étudiants du Mali (AEEM), Ibrahim Aly Ascofaré, signale que ce problème ne concerne pas toutes les Institutions d’enseignement supérieur (IES) du Mali. Dans beaucoup d’entre elles, le cycle normal est respecté, sauf cas de force majeure.

Mais le phénomène est bien réel et est très accentué au niveau de la FSEG, reconnaît-il. Les infrastructures universitaires sont largement dépassées. Les promotions vont à l’école par rotation. Les enseignements ne sont plus à jour. Les corrections et les proclamations des résultats sont extrêmement lentes, déplore le responsable estudiantin.

La Covid-19 a aggravé les choses avec la fermeture des universités, indique le secrétaire général adjoint de l’Aeem. Avec la pléthore des effectifs, le problème se généralise. Les IES épargnée jusqu’ici sont en train d’être rattrapés par ce phénomène.

« Il faut que l’État mette en place une véritable politique d’orientation dès le secondaire et promouvoir l’entrepreneuriat et les formations techniques et professionnelles », propose Ibrahim Aly Ascofaré qui estime que les autorités doivent faire de l’enseignement supérieur une priorité. Il salue la résilience de ses camarades étudiants et les encourage à continuer malgré les conditions précaires, et de garder espoir. Demain sera meilleur, espère-t-il.

L’enseignant-chercheur à la Faculté des sciences économiques et de gestion (FSEG), Dr Amadou Bamba, estime que tout le problème se situe au niveau des gens qui ne comprennent pas le système LMD. Dans ce système, on ne doit pas parler d’année mais plutôt de semestre. Dr Bamba explique : « Les gens raisonnent en terme d’année comme dans le système classique. Ce qui fait qu’on se plaint beaucoup ». Le système LMD, ajoute-t-il, privilégie la validation des acquis.

Dans un semestre, il y a un certain nombre d’acquis qu’il faut valider. On les appelle les crédits,  considérés comme l’unité de mesure. L’universitaire affirme que dans le système LMD, la validation des modules est obligatoire et les étudiants sont obligés d’attendre des années. Il rappelle que pour la première fois au Mali, le système LMD a été testé à la Faculté des sciences et techniques (FST). La première promotion de cette phase de test, a mis huit ans pour décrocher la licence.

Cela  démontre que le Mali n’était pas prêt pour démarrer ce système. «Le système LMD ne va pas avec des temps creux comme les grèves des étudiants, des enseignants et les innombrables jours fériés. Il y a un minimum des conditions de travail requises pour faire le LMD, notamment, le matériel, le nombre limité d’effectifs », soutient l’universitaire Amadou Bamba qui met en cause aussi la centralisation des universités publiques à Bamako et l’insuffisance des infrastructures. « Les salles de classes disponibles pour toutes les universités de Bamako ne peuvent pas contenir la moitié des étudiants de la FSEG », révèle-t-il, avant d’inviter l’État à tout mettre en œuvre pour éviter les grèves.

43.000 ÉTUDIANTS- Le doyen de la Faculté des sciences administratives et politiques (FSAP), Pr Cheick Amala Touré, trouve déplorable l’obtention de la Licence au-delà de trois ans d’études. Ces difficultés sont liées au changement du système et au non respect du timing conformément aux textes du système LMD. Le doyen assure que la FSAP ne connait pas d’enlisement des étudiants dans la formation.

Il précise que parmi les trois facultés de l’Université des sciences juridiques et politiques (USJPB), seule la FDPRI connait ce problème pour le moment. Pour le Pr Cheick Amala Touré, les causes principales de ce problème sont les effectifs pléthoriques des étudiants au niveau des différentes facultés, l’inadaptation des infrastructures et le manque criard d’enseignants. 

Notre interlocuteur révèle que sa faculté ne compte que 32 enseignants permanents pour près de 9.000 étudiants. Tous ceux qui interviennent en plus des permanents sont des vacataires. « L’enveloppe budgétaire prévue ne satisfait pas la demande », souligne le Pr Cheick Amala Touré qui ajoute qu’au niveau des différentes facultés, chacun essaie de se mettre dans une très bonne prédisposition pour que le travail ne s’arrête pas. Il estime que si le système LMD est appliqué correctement, il permet de résoudre plusieurs problèmes de notre société. Le doyen de la FSAP suggère à l’État de créer des universités dans toutes les régions en vue de désengorger celles de Bamako.

Le secrétaire principal de la FSEG, Dr Boubacar Sy, confirme qu’il y a une pléthore d’étudiants dans sa Faculté. «En 2021, la FSEG, à elle seule, a reçu à peu près 15.000 étudiants. Ce nombre  équivaut à l’effectif d’une université», révèle-t-il tout en précisant que la capacité globale des infrastructures de la FSEG est de 3.300 places. Plus de 43.000 étudiants sont enregistrés actuellement au niveau de cette faculté.

Dr Boubacar Sy se désole que la Covid-19 ait beaucoup impacté son établissement. Face à cette situation, les enseignants font d’énormes sacrifices.

Depuis 2011, les enseignants de la FSEG ne sont pas partis en grève et n’ont pas eu de congé. « Chez nous ici, la formation se fait en rotation. On programme trois à quatre modules à une promotion reçoit les cours dans les infrastructures disponibles alors que les autres attendent à la maison.

Une fois ces modules terminés, une autre promotion sera programmée», explique le secrétaire principal de la FSEG. Les besoins en infrastructures, en enseignants, en outils informatiques ont été plusieurs fois portés à la connaissance des autorités. La faculté attend toujours.

Yaya DIAKITE

Source : l’Essor